Le théâtre & son écriture
Le théâtre a été la meilleure des inspirations de ma vie. J’en avais toujours rêvé comme de cinéma, mais n’étant pas autorisée à en faire plus jeune, j’ai attendu 37 ans pour m’inscrire au Cours Florent, librement, dans la classe de Valérie Antonievitch.
J’y ai ressenti de l’enivrement et de l’extase, et j’ai appris tellement de choses sur moi, sur mon corps, sur les mille manières possibles de dire une phrase ou d’exprimer une émotion.
Et ça m’a donné envie d’écrire, car mon groupe était fabuleux et ils me donnaient envie d’écrire pour eux/ J’ai écrit une pièce constituée d’une série de monologues, sur la recherche et l’acceptation de soi, de nos vraies natures, de nos vraies motivations, de la liberté, de la religion, de la drogue... On l’a joué et j’étais aux anges. Ça se passait en Bolivie, en Argentine et à Madrid. J’adore cette petite pièce, et mon rêve serait de la monter avec de vrais moyens. Un jour je le ferais.
Chairs et émotions est composée d’une série de 7 monologues, inspirés de 7 tableaux de Botéro, mais je ne vous livre que les quatre premiers.
Souvenir hilarant de notre chorale au Cours Florent Paris en 2001
Monologue premier :
Flamenco
« Je suis né à Bogota, il y a 34 ans. Ma mère, Rosario Del Pilar, était de loin la plus jolie danseuse de Tango de toute la ville, et mon père Ramon Curras de Lago, jouait de la guitare.
Petit garçon, j’avais pris l’habitude de les accompagner chaque soir au « Buenos Aires Tango Club » et couché dans les coulisses, sous l’œil bienveillant des danseuses et des musiciens, je regardai avec fierté ma mère virevolter au bras d’un danseur, et mon père jouer de tout son cœur, les yeux fermés et un sourire aux lèvres.
La vie me paraissait douce et bienfaisante. Je me disais que je n’aurai pas pu trouver de meilleurs parents, un meilleur cadre de vie, je n’avais aucune hâte de devenir grand.
Un soir malade, j’étais resté seul à la maison, et mourrant d’ennui, je m’étais aventuré dans la chambre de mes parents.
J’adorais cette maison, je m’y sentais toujours rassuré. Partout je retrouvais cette odeur merveilleuse de ma mère, chaude et sensuelle, et elle avait su faire de cette maison modeste, un paradis terrestre. Des fleurs, des oiseaux, des petites lampes de couleurs, des tissus réconfortants, des brûle parfum, des dentelles. Cela sentait l’amour et la paix.
D’abord je me couchais sur leur lit douillet et confortable, et sur l(oreiller de mon père, je retrouvais cette odeur encensée et si particulière. Au-dessus de leur lit, il y avait un petit crucifix, sur lequel ma mère avait accroché un bouquet de fleurs sauvages et à droite, une photo de moi, avec l’inscription « Pablito », et puis une minuscule photo d’eux dentelée, où leur sourire exprime toute la reconnaissance du monde.
Après voir examiner tous ces objets si familiers, j’ouvris le placard, et m’arrêtai sur la robe rouge de ma mère.
C’était sa préférée. Je l’enfilais le plus naturellement du monde, puis pris ensuite au hasard un disque de mon père.
C’était un disque de Flamenco : Fiesta Flamenca de Andalucia, avec sur la pochette, une femme sévère castagnant, la fleur à l’oreille et un regard perçant.
Je me mis à danser, à claquer des mains et des pieds, en soulevant les pans de ma robe flamboyante. J’étais en transe. La voie larmoyante, les rythmes lancinants, me transperçait l’âme.
Cette nuit là, pour la première fois, je me sentis différent, différent de tous les autres jours.
Cette nuit là, des larmes de feu coulèrent sur mes joues, lorsque ma mère entra, inquiète de mon état, et me pris dans ses bras, en chuchotant mon nom : « Pablito, Pablito. »
Cette nuit là, j’aurai voulu lui dire : « No Mama, no me lama assi, mas Consuelo o Dolorès », et de cette souffrance, Dolorès est née.
Mais je me suis tu, je n’ai pas parlé, je l’ai gardé en moi, je me suis habituée à mon secret, à ce premier conflit entre moi et Dolorès. Qui de nous deux gagnerait la partie.
L’année de mes dix-huit ans, je quittais sans donner beaucoup d’explications, la petite maison pleines d’oiseaux et de fleurs, et après une courte escale à Sao Paulo, afin d’éliminer les traces-reliques de Pablito, dans une clinique des plus réputées du Brésil, je traversai la mer, et me rendis sans perdre une seconde à Madrid.
Inutile de dire que je devins très vite, « la reina de la noce madrilena », et tous les soirs au « Corral de la Morreria », le panthéon du Flamenco, je castagne et tournoie, sous des huées d’applaudissements, en dansant, il n’est de soir où je ne repense à Pablito dans cette robe rouge trop grande.
Il n’est de soir où je ne revois mes parents, jeunes et beaux, si fiers de leur petit garçon, couchés dans les coulisses, et que tout le monde trouvait si beau.
Je me rappelle aussi, de cette terrible nuit où j’ai appelé ma mère en sortant de la clinique, pour faire enlever ce qu’elle m’avait donné en me mettant au monde, et où je lui dis.
Mama me voy, je pars. Porque te vas Pablito, j’ai répondu. : « No mama Pablito reste, il restera toujours près de toi, c’est Dolorès qui part. » J’entendis ces larmes coulées, puis d’une voix tremblante, mais teintée de cette force admirable, qu’ont les mères à aimer de façon inconditionnelle, leurs enfants, elle me dit : « Dolorès, te chierro mi corracon, prends soin de toi. »
Le Flamenco, c’est l’histoire de ma vie.
Dans mon spectacle tous les soirs, quand je sens que la salle est au summum de la subjugation, je sors de scène, enlève ma robe et ma perruque, enfile un pantalon noir et une chemise blanche ; Je retourne alors sur scène, et d’un air hautain et nostalgique je scrute de gauche à droite la salle, je tape du pied comme un homme, sur le plancher, c’est ma façon à moi, de rendre hommage à Pablito pour tout ce qu’il a fait pour moi, Dolorès.
Un soir, j’ai une impression étrange en rentrant sur scène. Mais je dois me concentrer sur mon jeu. Il se passe pourtant quelque chose. Je tente de dévisager le public, mais l’éclairage m’en empêche. Soudain, je vois qu’un des musiciens a été remplacé. Le nouveau a des cheveux blancs, noués avec un catogan, et il ne paie pas de mine. Dommage, Miguel était bien plus à mon goût. Je décide pourtant de capter son regard, et tout en dansant, je me rapproche dans un déhanchement peu pudique, de ce nouveau venu, afin de savoir, si lui aussi succombera à mon charme.
Mais l’homme a les yeux fermés, il joue de tout son cœur, il me rappelle…et ce petit sourire, je le reconnais, c’est Ramon, mon père. Je m’arrête, transie d’émotion, mais il ne remarque rien et continue de jouer. Les larmes coulent à flot, je ne sais pas ce que je me dois de ressentir. Le public retient sa respiration. Je crois qu’au fond de moi, je voudrais monter sur ces genoux comme quand j’étais petit garçon. Je ne sais pas quoi faire de mon corps. Il ouvre enfin les yeux, me prend la main et me dit : « Danse, dans ma jolie Dolorès, tu me rappelles ta mère… »
Monologue second :
le noeud
Il ne reste plus aucun désir en moi aujourd’hui, sauf celui de m’évaporer…Je voudrais m’évaporer comme de la buée sur un miroir de salle de bain. Mon corps qui ne m’avait jamais vraiment gêné, m’encombre et me pèse. Tout ce volume inutile…Ma propre odeur m’écoeure, quant à mon image que je m’impose comme une torture dans le miroir, je l’observe d’abord fixement, puis je me mets à rire, à rire aux larmes, comme une sorcière pitoyable, comme un porc. C’est ainsi que je me vois, une tête de porc en gelée, persillée sur l’étale du charcutier.
C’est bien la seule expression qui émane de mon visage vide.
Je me vomis. Je ne ressemble à rien, ni à personne, je ne suis qu’une parodie de moi-même.
Chacun de mes mouvements est synonyme de souffrance abjecte et insupportable.
Petite j’étais pourtant jolie, et mon corps est resté intact, enfin je veux dire, que personne ne l’a jamais touché, si ce n’est moi, pour me consoler si souvent de tant de solitude.
De ces caresses, ma vie aura été remplie, personne je crois ne s’est autant réconfortée que moi.
Dans le village où je suis née, en Antioquia, mes parents avaient une prospère plantation de café, qui faisait vivre la grande majorité de la population. Alors, on nous connaissait bien.
Mon père Eduardo Aires de Campo était né en Angola, où son père, un important général de l’armée portugaise l’avait élevé avec brutalité. Dès sa majorité, il avait fui en Equateur, et pas mal bourlingué avant de rencontrer ma mère.
Elle, Amendoa Bettencourt del Forte, était née à Rio de Janeiro, d’une grande famille de l’aristocratie locale, de souche portugaise. Elevée avec le sens du devoir, de la pratique religieuse, et du don de soi, elle avait rencontré mon père dans une station balnéaire, très cotée, d’Argentine, Mar del Plata, où sa mère venait prendre les eaux.
Mon père ayant vite reniflé sa fortune d’unique héritière l’épousa juste avant la guerre, et c’est de là qu’ils émigrèrent en Colombie, en la précipitant dans le gouffre d’un mariage intéressé.
À leur mort, je repris la plantation sans il n’y trouver ni intérêt ni passion, mais par sens du devoir.
Alors je déléguai sans conviction. Comme je ne me suis jamais mariée, on m’appelait « la contessa à l’âme esseulée » ; Ma position m’obligeait aussi à passer beaucoup de temps dans les offices religieux et les œuvres caritatives, sans que jamais une seule fois, la douleur des autres ne m’altèrent, je ne saurais dire pourquoi.
Alors on disait de moi : « la contessa Carmina Bettencourt Aires de Campo, est si pieuse, discrète, admirable ».
Si seulement ils savaient, si seulement ils savaient de quoi j’étais capable.
Mes pensées quotidiennes les plus banales auraient fait frémir les escadrons de la mort.
Les phantasmes des pires goujats, n’auraient été que de dérisoires comptes pour enfants, comparés aux miens. Pourtant rien ne me prédestinait à tant de chaos.
Mon seul et unique amour a été platonique, et a rempli mon existence. Il est la base de ce chaos.
Tous les étés, mes parents et moi quittions la plantation pour prendre l’air marin dans notre magnifique propriété de Barranquilla.
Comme mon père était l’un des fondateurs de l’Union bancaire des planteurs de café, il se rendait tous les jours dans le centre ville, où il traitait ses affaires, et comme il n’aimait plus ma mère depuis longtemps, il ne souciait guère de rester auprès d’elle.
Nous nous retrouvions alors en tête à tête.
Pieuse, et pudique, l’idée de s’exposer à moitié dévêtue sur une plage ne l’emballait pas, et nous passions nos journées, sous la tonnelle, dans le parc.
Parfois, il nous arrivait même de parler et de rire.
L’année de mes treize ans, c’était au début des années 50, la « Violencia », fit rage en Colombie, et il était devenu dangereux, même pour les domestiques de sortir, alors nous nous faisions tout livrer à domicile.
C’est ainsi que je l’ai vu, cet homme que j’ai tellement adoré. Il venait tous les matins nous livrer le pain.
De son panier de livraison, accroché à son vélo, je voyais dépasser une guitare, et je trouvais cela si romantique.
Vêtu d’une robe fleurie et d’un gros nœud de velours bleu, que ma mère m’attachait dans les cheveux pour égayer mon visage qu’elle trouvait toujours trop triste, je le guettais tous les matins à la fenêtre.
Lorsqu’il apparaissait tout au fond de l’allée, mon cœur commençait à battre la chamade. Comme dans un rituel précis, il parquait son vélo, et me cherchait frénétiquement des yeux, mais dès que nos regards se croisaient, alors il fermait les paupières et se pinçait doucement les lèvres, comme s’il jouissait.
De mon balcon, j’exultais.
La veille de notre départ, mon père avait eu la grande gentillesse d’amener ma mère en ville, pour ramener quelques souvenirs, et je décidais de l’attendre au milieu de l’allée et de le surprendre.
Il s’arrêta près de moi, et je vis alors son visage de près.
Il avait une jeune barbe, des fossettes et des yeux verts comme l’eau des sources, J’eus envie de mordre ses lèvres et de toucher son sexe, mais mon âge me l’interdisait. Je rougis de mes pensées, et déconfit par ma timidité, il pinça doucement la peau de ma main, en fermant les yeux.
Je profitai de cet instant magique pour respirer l’odeur de son corps.
Il sentait le velours et la myrrhe, j’aurais voulu me jeter par terre en l’entraînant dans ma chute, écarter mes jambes et lui crier, « viens, entre », mais la convenance me fit partir dans une direction bien différente. J’avais humecté mes lèvres, et avec un regard qui trahissait avec force le sens de mes mots, et je lui dis d’une voix pure et enfantine, « je m’appelle Carmina, j’ai treize ans. »
Le lendemain, alors que nous nous rendions en Bentley à la gare, je le vis, je vis Ramon se faire arrêter par la police, et demanda à mon père d’intervenir. C’était chose courante à l’époque d’arrêter les gens, et en général sans preuve diffamante, la police relâchait les suspects.
Tout le monde était soupçonné et soupçonneux, il y avait eu beaucoup de crime en Colombie, et beaucoup de trafic de drogue.
Mon père me dit qu’il était dangereux de prendre parti pour des gens que l’on ne connaissait pas plus que ça.
L’été d‘après je ne le revis pas, mais le nouveau livreur se renseigna et me dis que Ramon était parti à Medellin, travailler dans un grand hôtel ou dans une grande pâtisserie, il ne savait pas trop,
Alors depuis vingt ans, je garde espoir, et je retourne tous les étés à Barranquilla où je sais qu’il me reviendra. Je l’attends la fenêtre avec mon nœud et ma robe, pour qu’il me reconnaisse, et je scrute l’année, nuit et jour, je me suis usée les yeux à l’attendre.
Aujourd’hui je sais qu’il ne reviendra pas, je le sais parce que je l’ai vu, et que lui aussi m’a vu, mais il ne m’a pas reconnu, j’avais pourtant ma robe et mon nœud, mais NADA. Son regard ne s’est pas arrêté dans le mien.
J’ai vu Ramon avec une femme et un enfant, assis sur une pelouse interdite, dans le Parc National de Botanique de Bogotta, au milieu d’un cercle de fleurs.
La femme était à l’opposé de moi, grande aux cheveux longs et très noirs, recouverts de fleurs que l’on avait dû apposer avec le plus grand soin. Elle rayonnait comme un astre, en regardant son fils et Ramon, avec béatitude et reconnaissance. L’enfant était miraculeusement beau, on aurait presque dit une fille, et Ramon avait ce sourire avec les lèvres légèrement pincées. Parfois il fermait les yeux, et les rouvrait dans un rayonnement mystique et contemplatoire.
Je veux m’évaporer……
Monologue troisième :
le tango
Je m’appelle Rosario del Pilar, mais tous ceux qui me connaissent et depuis que je suis petite m’appelle le papillon. J’ai toujours été bercé par le tango argentin, et j’aime danser et virevolter dès que je l’entends. J’ai eu la chance de naître et de grandir à Buenos Aires, ma maison était Viale Uruguay, dans le centre, tout près des clubs de tangos. J’y ai passé chaque instant de liberté.
L’année de mes quinze ans, mon père qui était attaché d’ambassade, fut muté à Bogota, et j’eus du mal à partir. Pourtant c’est là que j’allais rencontrer l’homme de ma vie, et le père de mon enfant, mais à 15 ans on ne pense pas à ça. Moi d’ailleurs je ne pensais qu’à une chose, au Tango.
Mon père diplomate, aurait voulu me voir faire de sérieuses études, mais il du se résoudre à m’inscrire dans une école de danse dès notre arrivée en Colombie, car j’avais menacé de me laisser mourir ou de retourner à Buenos Aires toute seule. D’ailleurs, lui avait aussi épousé une artiste, alors…
Ma mère, Maria Del Sol, était peintre et sculptrice, elle détestait ce qui était beau, et elle n’aimait que le laid. Elle peignait des ongles de pieds en décomposition, recouvrait les arbres de notre verger de bande de plâtres, sa recherche esthétique était conceptuelle et rare. Parfois elle faisait livrer à la maison des glaces à tous les parfums, et se roulait avec la fraise et la pistache, nue sur de larges toiles posées à même le sol, sur fond de Traviata, joué si fort sur le gramophone, que tout Bogota savait qu’elle était à l’oeuvre.
Le soir, nous retrouvions, ses fesses, ses seins ou ses pieds, roses, verts ou bleus, parfois même café sur le blanc immaculé du tableau. Elle adorait mon père, mais avait fait un tableau de lui, assis sur les toilettes, les traits décomposés, qu’elle avait intitulé « Stabat Pater » Elle avait aussi fait une série de photo de lui, alors qu’il était sur une échelle en train d’essayer d’ôter les bandes de plâtres des pommiers, vu d’en- dessous panoramique sur ses organes génitaux à travers les pans de son caleçon.
Alors mon pauvre El Pigio de père, perdue entre ses deux artistes passionnées et déraisonnables, n’avait qu’un champ d’action très limité.
Je pus donc recommencer à danser. Et je finis par me produire tous les soirs, dans le seul club de Tango de Bogota, le « Buenos Aires Tango Club ». C’est là que je suis tombée amoureuse d’un garçon discret qui m’accompagnait à la guitare. Il m’émouvait beaucoup parce qu’il jouait toujours les yeux fermés, avec un sourire mystérieux, et toute son âme.
Quand je le regardais jouer, mes yeux se remplissaient toujours de larmes.
Un soir où je fus particulièrement applaudie, je décidai de trouver en moi, la force de lui parler. À la fin du spectacle, je le suivis sans bruit dans les loges ; et je le vis comme à son habitude, poser sa veste à paillette, remettre un vieux manteau noir en velours râpé, et ranger avec le plus grand soin son instrument de musique, qu’il recouvrait d’un pan de soie rouge, avant de le remettre dans son étui. Il ne m’avait jamais regardé, et d’ailleurs il ne regardait personne et j’eu tout à coup peur de m’imposer. Cachée derrière une colonne, je retenais mon souffle, mais il vit mes yeux brillants dans le reflet du miroir. Sans se retourner, et d’une voix envoûtante et sensuelle, il me dit : « Ola Rosario ».
Je crus défaillir. C’était la première fois que j’entendais sa voix et en plus elle disait mon nom. Il n’était pas de plu beau son. J’en fus tellement émue, que je me mis à trembler. Je dis d’une voix inaudible, « tengo frio », j’ai froid. Il me recouvrit de sa veste trouée mais lourde, et me serra doucement sur sa poitrine. Son odeur était encensée et mystérieuse, c’était un mélange de chanvre et de myrrhe comme celle des églises. Je me cru dans les bras de Dieu, et je pensais : comme cet homme est rempli de prières.
A cet instant, mon corps s’arrêta de trembler, et un sourire illumina mon visage qui devait y rester imprimé tout au long de ma vie. Je savais que désormais je ne serai plus jamais seule, que j’avais trouvé ma place exacte dans l’ordre des choses, ma place dans l’univers. Nous marchâmes dans les rues, l’un contre l’autre, sans parler, les yeux à demi clos, sans direction précise. Et dans un parc, il s’arrêta. De ses doigts magiques, il fit un bouquet de mille fleurs qu’il fixait au fur et à mesure dans mes cheveux, sur ma robe autour de mes poignets, et de mes chevilles. Tous ses gestes étaient emplis d ‘amour et de dévotion.
Enfin, il fit un cercle de fleurs autour de moi, et commença à faire des incantations mystiques à la lune. Ensuite il s’approcha de moi, très près, très près et nous dansâmes un silencieux tango, jusqu’à ce que l’aube claire gorge de soleil le matin. À la première lueur de l’aube, Ramon me dit : « L’aube est le soleil levant, celui qui apporte la vie, avec la promesse du jour. »
Ma robe rouge a gardé l’odeur de cette nuit-là. Pétales de fleurs, encens, prières, chanvre, myrrhe, lune, notes imaginaires. Cette nuit-là comme la Vierge Marie, je me sentis investit de la mission de porter en moi, le fils de Dieu. Cette nuit-là Dieu s’appelait Ramon. Cette nuit-là, bien qu’il ne m’ait touché que du bout de ses tiges de fleurs, je sentis que mon ventre était rempli de lui.
Peu après Ramon, vint demander ma main à El Pigio, qui avec peu d’engouement, ou de choix, la lui céda, sachant que de toute manière, je ne le laisserai pas décider pour moi.
C’est ensuite que naquit, notre merveilleux petit garçon, notre Pablito.
Pablito Del Pilar De Lago, que Dieu le protège. Je n’ai qu’un souhait pour lui, qu’il soit aussi comblé dans sa vie que je l’ai été. Je veux que sa vie soit un accomplissement de chaque instant, et je ferai tout, tout ce qui est en mon pouvoir pour qu’il en soit ainsi.
Pour qu’il connaisse le vertige du bien-être, de l’amour, de la passion. Je veux que comme moi il trouve sa place dans l’Univers, dans le « Grand Tout ».
Qu’il trouve sa voie, son bonheur, son Eden. Pendant les neuf mois où je l’ai porté, j’ai prié la terre et les anges de le protéger et de le combler.
Le jour de sa naissance, Ramon et moi, l’avons couché dans un berceau rempli de pétales de fleurs de toutes sortes, et avons fait brûlé de la sauge, comme le faisait les ancêtres indiens de Ramon, afin d’éloigner les mauvaises âmes dès qu’un enfant vient au monde.
Nous avons serré nos mains au-dessus du berceau et Ramon a dit : ici et maintenant, Pablito, comme dans toutes les saisons de ta vie, trouve ta lumière, soit le vent et l’eau, le soleil et la lune, les oiseaux et la terre, va et devient qui tu veux être. Moi j’ai rajouté : « Marie Pleine de Grâce, fais par pitié, que mon enfant n’ait jamais ni froid, ni faim, ni mal. »
Lorsque nous eûmes terminé, un oiseau tropical aux milles couleurs, comme je n’en avais jamais vu, se posa sur le bord du berceau et se mis à chanter.
Monologue quatrième : L’homme nu.
Il existe 193 espèces vivantes de singes et de gorilles. 192 sont couvertes de poils. La seule exception est un singe nu, qui s’est donné le nom d’homo sapiens. Mis à part les touffes de poils sur la tête, sous les aisselles et autour des organes génitaux, notre corps est nu. Nous venons tous au monde nu, dans cette enveloppe charnelle, qui est aussi notre véhicule terrestre…J’aime la nudité, j’aime ma nudité.
Être nu, c’est aussi être dénué de toutes influences, se retrouver face à la nature, en toute humilité, en se passant de superflu, être plus proche de Dieu. Le corps est le temple de l’Esprit, celui qui nous porte dans sa mouvance, au travers des étapes que nous avons à franchir, mais il nous permet aussi comme un outil du bonheur d’exalter nos sens et notre perception.
J’aime le monde, la vie et l’amour qui se dégage de chaque être et de chaque chose qui m’entourent. Je ne suis pas un rêveur ou un illuminé, mais j’ai passé ma vie à contempler, à ressentir, à aimer et à jouir.
La nature est ma seule vraie nature. Peut-être est-ce-là l’héritage de mes ancêtres indiens, les Mapuches, originaires de la Cordillère des Andes boliviennes. Mes ancêtres nous ont aussi transmis l’importance de découvrir ce que nous sommes, et le sens profond de notre vie. Pour y parvenir, ils nous disent de libérer nos énergies créatrices, d’acquérir la confiance en nous qui est fondée sur la gratitude et le respect envers la terre, et de nous mettre en harmonie avec la nature et l’environnement.
Les ancêtres nous disent de reconnaître les influences subtiles de la terre, de découvrir nos capteurs d’énergies afin d’élargir notre champ de conscience, de nous libérer de l’idée néfaste selon laquelle nous pensons être les victimes des circonstances. Les ancêtres nous disent : si tu te comprends, tu comprendras les autres, et tu pourras obtenir ce dont tu rêve. Tu transformeras alors ta vie et tu donneras un but et un sens à ta marche sur terre.
Des révoltes, bien sûr j’en ai eu, mais elles se sont transformées en apprentissage, en leçons de vie. Mes grands-parents qui étaient nés dans une forêt merveilleuse et nourricière avaient été chassés au début du siècle, pendant la collecte de caoutchouc, et la déforestation s’accompagna de la chasse aux Indiens. Mon père est né dans une réserve où sa famille parquée comme des bêtes et au seuil de la misère, étaient devenus de très pauvres paysans. C’est en 1935 que mon père décida de partir en Colombie.
Et moi, je suis né l’année d’après, dans un petit village de pêcheurs, près du grand port de Barranquilla. Ma mère que j’aimais tendrement, elle aussi pourchassée et parquée avec sa famille, du côté colombiens de la Cordillère, avait émigré à Barranquilla, épousé mon père, mais mourut l’année de mes sept ans.
Juste avant de mourir, elle me prit sur elle, et en me caressant les cheveux, me dit : « Mi vida, il n’existe que quatre éléments. L’air, le feu, l’eau et la terre, et ils en forment un cinquième, le souffle subtil de l’invisible. Ce souffle, c’est l’espace, le néant d’où provient toute chose, et c’est dans cet espace que notre Moi réel, décide avant notre naissance, de se manifester sur terre. J‘ ai eu le temps de savoir qui j’étais et ce que j’étais venue faire sur cette terre. La vie m’a fait grandir, et toi aussi tu m’as fait grandir. Ma vie a été une danse, une merveilleuse danse, et ma grande fierté a été d’avoir été ta mère, car je perçois ton rayonnement magique, mi nino querido. Je peux maintenant repartir d’où je suis venue, et comme je suis venue, mais je n’ai plus besoin de mon corps, et je le laisse comme un manteau.
Le crépuscule est le coucher du soleil, la fin de la journée, c’est le moment du repos, de la détente et du renouvellement. Ramon, mon fils, suit le chemin de la beauté, tu apporteras la beauté aux autres et à la terre, fais tout avec ton âme, tu apporteras alors la guérison à cette planète. Moi, je serais toujours avec toi, dans le vent, la terre, dans l’eau et dans le feu. Touche-les et sens les, dans le souffle de l’invisible, tu retrouveras l’odeur de mon corps. »
Alors j’aime être nu pour mieux ressentir les éléments, la terre ferme et humide sous mes pieds, le vent sur ma peau, l’eau de la pluie ou des mers recouvrir mon corps, et le feu me réchauffer l’âme. Mais il y a encore beaucoup de choses que j’aime : l’odeur du café, d’un champ de blé, de l’herbe fraîche, des fleurs, de la myrrhe, de l’écorce d’arbre au petit matin, de l’amour. Et par-dessus tout, j’aime la musique, le son de la forêt, des sources, de l’orage, des cordes de ma guitare, surtout quand j’ai les yeux fermés.
Ma guitare est nue comme moi, et souvent je la caresse et elle me répond, elle vibre à mon toucher. Et m’emporte dans des contrées lointaines et rayonnantes. Naissent en moi alors les plus jolies pensées. Je n’ai alors qu’à fermer les yeux pour être en totale harmonie avec le monde et l’énergie de l’Univers.
J’aime profondément tous les êtres, mais j’ai aimé deux femmes qui m’ont aimé en retour. La première je ne l’ai jamais aimé avec mon corps, je ne l’ai aimé qu’avec mon âme, et elle ne m’a jamais déçue. C’était une jeune fille d’environ treize ou quatorze ans, chez qui je livrais du pain. Elle s’appelait Carmina. Mais son père me fit arrêter par la police, car il avait compris qu’un sentiment était né entre nous, et exécrant ma couleur de peau qui révélait mes origines indiennes, il m’avait accusé d’avoir volé de l’argenterie dans son office de cuisine. Il voulait le bonheur de sa fille.
Je passais plusieurs mois dans une sombre prison, sans jamais voir le soleil ou la lune. Nu, sur le matelas poisseux de la cellule, il me suffisait de fermer les yeux. Je pensais alors à elle ; et à ses cheveux dorés qui me rappelaient les champs de blés ensoleillés, et à ses yeux bleus teintés de tristesse, mais d’un ciel bien plus bleu que le mien.
Elle m’aida à ne pas oublier, même dans l’obscurité, la beauté du monde. Lorsque je redevins libre, par respect pour elle et sa famille, je ne revins jamais près de sa maison. Si un jour nos chemins se croisent, je lui dirai pourquoi je n’ai pas cherché à la retrouver. Depuis je n’ai cessé de prier pour qu’elle ne souffre pas, et pour qu’elle oublie que l’on s’est aimé.
C’est à Bogota où j’arrivais l’année de mes vingt-cinq ans pour jouer dans un club qui m’engageait à l’année, que je fis la connaissance de mon deuxième et probablement inégalable amour.
Rosario était l ‘énergie de l’amour en mouvement. Elle était l ‘émotion, tout en elle était émotion, chacun de ses atouts physiques, de ses gestes, son odeur, sa voix, sa démarche, elle n’était que don d’elle-même. Elle rayonnait comme nulle autre, était en totale harmonie et de façon innée avec tout ce qui l’entourait. Elle était émerveillée de tout et enthousiaste dans chaque situation. Douée pour tout, remplie d’une force d’amour exceptionnelle. Les jolies choses de ce monde, elle savait les reconnaître, mais surtout elle savait tout embellir. Elle était la nature, la douceur, le pansement, la joie de vivre, la contemplation, un cadeau.
D’elle, j’ai appris que la beauté, c’est savoir faire le don de soi, de donner son temps aux autres, mais aussi de les comprendre, de les aider à franchir des étapes, de les mener vers l’élévation sans m^me qu’ils s’en aperçoivent, mais en étant soi-même l’exemple, le chemin, la voie.
Face au corps nu de Rosario, j’ai le monde entier devant moi. La nature dans toute sa splendeur. Chacune de ses courbes est un lieu enchanteur. Sa peau m’inonde comme une mer chaude de sable fin et odorant, et dans ses yeux renaissent tous les matins du monde.
Et puis Rosario à donner la vie, et m’a donné une descendance. Ce petit garçon nu qu’elle a mis au monde, a fait jaillir mes larmes. Je l’ai pris contre moi encore humide du ventre de sa mère, et l’ai posé sur ses seins débordant de lait. Elle était devenue une mère et moi un père, et lui ce petit être, était le symbole d’une saison nouvelle de notre vie à trois, de notre vie sur terre.